Trouver l’équilibre comme H. P. Lovecraft
Il est l’un des auteurs les plus mystérieux de l’histoire. Un homme dont on sait tout, ses correspondances ayant été en partie récupérées à sa mort. Des correspondances avec ses amis, ses seuls amis, qu’il ne voyait jamais. Près de 20.000 lettres retrouvées, dans lesquelles notre homme parlait de ses écrits, de sa vision du monde, de ses craintes et de ses peurs. Pourtant, nul ne sait expliquer ce qu’il se passait dans la tête de cet individu si particulier.
Cet homme est Howard Phillips Lovecraft. Né en 1890 à Providence, il est considéré par beaucoup de gens comme l’auteur de fantastique et d’horreur le plus influent de l’histoire. Bien que ce dernier ait lui-même cité Edgar Allan Poe comme son père spirituel, c’est bien de Lovecraft dont Stephen King parle quand on lui demande qui a été sa plus grande inspiration dans la littérature horrifique.
L’homme de Providence a vécu une existence à l’image de son œuvre. S’il fallait la résumer en un mot, il serait tout trouvé : hideuse. C’est un mot qu’il porte dans son cœur et qu’il n’a pas manqué de placer des centaines de fois pour décrire ses mondes et ses personnages. Des mondes sombres, remplis d’horribles créatures aux noms imprononçables qui détruisent l’humanité sans une once de pitié.
Mais c’est surtout l’existence d’un homme étrange qui n’aura connu que pauvreté, échecs et mal-être pendant ses 46 ans de vie sur Terre.
New York City
Sur ces 46 ans, Lovecraft en a passé 44 dans sa ville natale, Providence. Les deux autres, il les a passées à New York. En 1924, âgé de 34 ans, il décide de quitter son cocon et d’aller s’installer dans la mégalopole alors qu’il n’a jamais réellement travaillé de sa vie, vivant de piges journalistiques et de quelques nouvelles vendues à Weird Tales, un magazine de l’époque.
Cette ville le fascine, il aimerait y développer sérieusement son oeuvre littéraire, mais il s’y rend également pour épouser sa femme, Sonia Greene. Rapidement, Sonia est contrainte de quitter New York pour des raisons financières et Lovecraft se retrouve seul dans un studio miteux, où l’eau s’infiltre et les rongeurs sont rois.
Il s’isole, ne trouve pas de travail et développe au fil des semaines un profond dégoût pour cette ville.
Racisme puis retour à Providence
Malheureusement, ce dégoût pour New York n’en est pas vraiment un. La réelle hantise de Lovecraft, c’est sa population. Lovecraft est profondément raciste. Personnes noires, asiatiques, juives, ses écrits n’épargnent personne et ses lettres de l’époque sont remplies de propos odieux à propos des différentes communautés qui composent la ville.
Il est un enfant d’une famille de colons anglo-saxons, conservateur et profondément aryen — nous sommes avant la 2nde guerre mondiale — ce qui le mène peu à peu à l’isolement absolu, lui qui est incapable de fréquenter des gens qu’il considère différents de lui en tout point.
Alors que sa santé mentale est au plus bas, il ne trouve aucun travail, ses projets n’avancent plus et il n’est plus capable de subvenir à ses besoins. Il prend donc la seule décision possible : rentrer chez lui, à Providence.
Providence est la chose la plus chère aux yeux de Lovecraft. Au cours de ses 44 ans dans la ville, ses différentes maisons seront toutes dans le même quartier : celui de son enfance. Il ne parviendra jamais à racheter la maison familiale dans laquelle il a grandi, mais n’abandonnera jamais cette zone.
Weird Tales et espoir de gloire
Peu de temps après son retour, Lovecraft se met à écrire ses plus grandes œuvres, dont une grande partie du mythe de Cthulhu ainsi que l’affaire Charles Dexter Ward, son seul roman. Il vend de manière très régulière des nouvelles à Weird Tales, dans le cadre de leur collaboration commencée peu de temps avant son départ à New York.
Les années passent et son nom se met à résonner dans la tête des fans du genre. Alors que sa renommée semble finalement arriver grâce à ses histoires publiées, qu’il en écrit d’autres en tant que ghost writer pour des auteurs américains de l’époque et qu’il semble sortir la tête de l’eau, l’espoir ne sera que de courte durée.
Tout s’écroule quand une maison d’édition intéressée par son travail lui propose d’écrire un roman qui sera par la suite publié. Rongé par son manque de confiance et mis en échec par son intransigeance absolue face aux remarques de ses éditeurs, le livre ne voit jamais le jour. A ce moment-là, Lovecraft est plus reclus que jamais et met fin à ses différentes activités, continuant simplement de vendre certains de ses récits à Weird Tales. Il s’enfonce encore un peu plus dans la pauvreté et est contraint de retourner vivre avec sa tante.
Gloire d’un défunt
En 1936, alors qu’il est au plus mal (pauvreté extrême et sous-nutrition), des horribles douleurs le forcent à arrêter l’écriture. Misanthrope et reclus, il refuse d’aller voir un médecin dont il a une phobie profonde. Lorsqu’il s’y rend finalement, mourant, on lui diagnostique un cancer du colon qui s’est développé dans tout l’intestin. Il meurt en 1937.
Peu de temps après sa mort, l’un de ses plus grands adorateurs et ami membre du Lovecraft Circle (groupe de correspondance formé autour de ce dernier), August Derleth, fonde la maison d’édition Arkham House qui lui est dédiée. Au fil des années, ses récits sont récupérés, remis en ordre, imprimés et publiés au compte goutte. C’est alors que son œuvre fait du bruit. Beaucoup d’auteurs écrivent des histoires autour du mythe de Cthulhu, et Lovecraft se fait un nom hors de Providence. Dans les années 60, il devient officiellement une référence et se retrouve dans les mains de nombreux adolescents, dont Stephen King.
Aujourd’hui, une statue grandeur nature lui a officiellement été dédiée à Providence et il continue d’inspirer bon nombre d’auteurs horrifiques.
Mort dans la rédemption
Il est très compliqué de conclure sur la vie d’un tel homme. Dans ses dernières années, ses positions racistes se sont adoucies, allant même jusqu’à voter pour le démocrate Roosevelt en 1936. Dans ses correspondances, il dira également à plusieurs reprises aimer que ses écrits du passé disparaissent et ne soient plus jamais retrouvés. Ses quelques voyages réalisés durant les années Weird Tales lui ont fait accepter peu à peu d’autres communautés, bien que toujours majoritairement blanches.
Au premier abord, tirer les leçons d’une vie rythmée par les échecs semble difficile, mais c’en est peut-être au contraire toute la force. Rongé par son manque de confiance en lui, il n’aura pas été capable de publier les meilleures œuvres de sa carrière de son vivant. Qui sait comment aurait été l’histoire s’il avait eu la force de saisir les opportunités et de publier tous ses écrits ?
Ce manque de confiance a aussi fait de lui un modèle d’humilité, invitant les membres du Lovecraft Circle à s’approprier ses univers et écrire dessus, leur disant même de continuer le mythe de Cthulhu quand il ne le ferait plus.
Maintenant, la leçon semble toute trouvée, faire ce qu’il n’a pas réussi à faire, noyé sous ses pensées et ses doutes : trouver l’équilibre. L’amour de la littérature, voilà ce qui rythmait sa vie. Il se fichait de la gloire et de la richesse, il écrivait son univers. Il refusait les modifications des maisons d’édition : c’était SON œuvre, et c’est ainsi qu’elle lui plaisait. Il ne lui manquait que la confiance pour se dire qu’à nous aussi, elle nous plairait.
Dans ses dernières correspondances, il se décrit lui-même comme un homme qui n’a pas trouvé sa place dans le monde. C’était le cas, mais il serait sûrement heureux de savoir qu’aujourd’hui, il en a trouvé une dans nos bibliothèques.